de Volker J. Bürck
Dans la nuit du 12 au 13 juin 1998, Éric Tabarly est tombé à l'eau lors d'un tragique accident sur ce qui est peut-être le plus beau de ses bateaux, le Pen Duick, un cotre à gaffes conçu en 1898 par William Fife III jr. Lors d'une manœuvre banale. Si incroyablement banale ! La mer n'a pas emporté l'un des marins les plus importants de l'histoire lors d'une course au Cap Horn ou d'une tempête dans l'Océan Austral, mais lors d'une banale croisière de convoyage avec des amis. Éric Tabarly s'est noyé dans la mer Celtique près de la ville de Milford Haven, dans le sud du Pays de Galles.
Son accident a bouleversé le pays. La télévision nationale a même interrompu les retransmissions en direct de la Coupe du monde de football en cours et a diffusé des émissions spéciales sur l'état des recherches. Des hommes politiques comme le président de la République Jacques Chirac ou le Premier ministre Lionel Jospin ont rendu hommage aux mérites exceptionnels de Tabarly dans des discours émouvants. Le pays s'est plongé dans un deuil collectif.
Vingt-cinq ans plus tard, le Breton anguleux n'a pas été oublié. Et on lui a érigé un monument digne de ce nom. En avril 2008, juste à temps pour le dixième anniversaire de la tragédie, la "Cité de la Voile Éric Tabarly" a ouvert ses portes à Lorient, dans le sud de la Bretagne. Dans cette "cité de la voile" conçue comme un musée moderne, les visiteurs ont pu admirer l'héritage maritime de Tabarly, présenté de manière impressionnante à l'aide de matériel documentaire multimédia. Et à l'extérieur du bâtiment futuriste du musée, situé directement sur l'eau, l'un de ses yachts au nom magique de "Pen Duick" est presque toujours amarré au ponton spécialement aménagé.
Tabarly est arrivé à Lorient par des chemins détournés, à l'âge de 32 ans. Né à Nantes en 1931, il a été initié à la voile dès son plus jeune âge sur le yacht familial "Annie". "Je ne peux pas dire quand exactement", écrit-il dans ses mémoires de vie "Mémoires du Large", publiées en 1997. La plus ancienne photo conservée le montre à l'âge de trois ans en barboteuse à la barre du petit yacht en bois. Chez les Tabarly, on fait de la voile. Le parrain possède un International Meter Class, le père fait partie, dans la France d'avant-guerre, des quelques citoyens de la classe moyenne qui régatent sur la côte bretonne avec leur propre bateau. Éric grandit naturellement dans cet univers.
C'est à bord du nouveau yacht de son père, le "Pen Duick", que se développe ce que Tabarly qualifie lui-même de "relation amoureuse de toute une vie", peu avant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque son père envisage, à partir de 1947, de vendre le bateau de 54 ans d'âge, qui a beaucoup souffert au cours des années précédentes, en raison de la mauvaise situation financière d'après-guerre, le junior veut préserver le yacht élancé de Fife par tous les moyens. Sa manière d'aborder et de mener à bien cette tâche révèle ses traits de caractère les plus marquants : une volonté de fer, associée à un esprit de sacrifice et à une détermination sans faille.
Lorsqu'en 1952, Tabarly devient propriétaire du "Pen Duick" - le 13e, comme son père le lui fait remarquer chez le notaire avec un clin d'œil -, il subordonne immédiatement ses souhaits professionnels à l'objectif de sauver le bateau. Il renonce à son projet de partir en mer avec la Kriegsmarine et s'engage sans hésiter dans l'aéronavale - parce que "ça faisait une sacrée paie en plus", comme il l'écrit. Il en a besoin. Pas pour lui, seulement pour son bateau.
Au cours d'une formation initiale très dure à Khouribga, alors encore française - située au Maroc près de Casablanca - il accumule chaque franc non utilisé pour la restauration ultérieure de son "tas de bois flottant". Après avoir réussi son examen de pilote, Tabarly vole en 1954 au Vietnam pour une double solde pendant les dernières missions de guerre lors du conflit indochinois. Là aussi, il "ne dépense guère d'argent", mais prépare "dans l'atmosphère étouffante de Saigon" son examen d'entrée comme élève officier à l'école navale de Brest, où il retourne en 1956.
Enfin, Tabarly a réuni suffisamment d'argent pour commencer les travaux sur le bateau. Il se rend chez des amis à la Trinité-sur-Mer, chez les propriétaires du chantier naval Nino et Gilles Constantini, avec lesquels il a souvent navigué dans sa jeunesse. Le vieux bateau de course est en piteux état. Lorsqu'il sort de l'eau à la grue pour la première fois depuis des années, l'ampleur des dégâts devient visible. Les poutres, le pont et les barres de flottement sont pourris, la zone d'amarrage de la carène est également pourrie. Constantini le dit en face à Tabarly : "Ton bateau est foutu".
La réaction de ce dernier à ce jugement accablant est également caractéristique. Premièrement, un Tabarly n'abandonne jamais. Deuxièmement, un Tabarly a toujours le courage de trouver des solutions inhabituelles.
Il propose au constructeur naval d'utiliser la coque pourrie comme moule positif pour y stratifier une nouvelle coque en fibre de verre. Gilles Constantini accepte. Deux ans plus tard, c'est chose faite. La coque en polyester devient la nouvelle coque, Tabarly a passé d'innombrables week-ends et vacances à bricoler le bateau, à travailler dans la poussière de fibre de verre avec un gros flex, à stratifier des matelas de fibre de verre sur la coque en bois retournée, plongé jusqu'au torse dans l'eau saumâtre du port. Et épuisé toutes ses économies. Le résultat de ses efforts, c'est qu'au début de l'année 1959, il a pour la première fois entre les mains son propre bateau, rapide et en bon état de navigabilité. Maintenant, Tabarly aurait pu se contenter de rembourser les dettes accumulées lors de la restauration avec le salaire d'un emploi militaire sûr et, en tant que navigateur très athlétique, sûr de son instinct et habitué à la navigation, de rafler l'argent été après été sur la scène des gaffes avec son vieux yacht tout neuf. L'histoire s'arrêterait là.
Tabarly n'en aurait pas moins été un navigateur remarquable, l'un des premiers en France à s'occuper intensivement de vieux yachts et à être prêt à emprunter de nouvelles voies. Il semble d'abord satisfait de ce qu'il a accompli.
Mais en juin 1962, lorsqu'il découvre dans un magazine de voile l'appel à candidature pour la deuxième Transat, la course en solitaire britannique, Tabarly change de voie et obtient une mutation à Lorient. "Éric est venu me voir pour la première fois en septembre 1963, ici à Armor-Plage (près de Lorient, n.d.r.), en compagnie de Gilles Constantini, qui m'avait recommandé. Il était déjà à fond dans son projet Pen Duick II", se souvient Victor Tonnerre, l'ancien voilier de Tabarlys. Tonnerre, responsable de la régate dans l'atelier de gréement et de voilerie de son père, est surpris par les connaissances techniques et la détermination de Tabarlys. "Il avait prévu une dizaine de jeux de voiles différents, tous un peu sous-dimensionnés, pour le ketch, et avait réfléchi très précisément à la meilleure façon de les utiliser en solitaire", explique-t-il.
Tabarly sait exactement à quoi doit ressembler son voilier en solitaire pour les courses océaniques. Les voiles plus petites, par exemple, sont plus faciles à changer, à prendre des ris, à affaler et à ramener pour le soliste. "Il a peut-être été l'un des premiers à concevoir un bateau optimisé pour une seule course, une seule route", dit Tonnerre. Aujourd'hui, c'est une pratique courante. Le raisonnement de base de Tabarly est qu'un yacht à une seule main doit être conçu en construction légère. Suffisamment léger pour être rapide avec peu de surface de voile. Son "Pen Duick II" de 13,60 mètres de long pèse 6,5 tonnes, soit la moitié du "Gipsy Moth" de Francis Chichester, la star anglaise de la voile, qui est un mètre plus court.
La manipulation du yacht en mer doit également être adaptée à la navigation en solitaire. Déjà pour le ketch en contreplaqué, Tabarly trouve des solutions de détail qu'il reprendra en partie sur les yachts "Pen Duick" ultérieurs : une petite table suspendue à la cardan pour travailler sur les cartes par forte mer, un vieux siège Harley-Davidson pour cuisiner, une coupole en plexiglas aménagée à partir d'un bombardier de chasse qui permet de contrôler rapidement les voiles, en particulier la nuit, sans devoir monter sur le pont pour cela.
Nombre de ces "inventions" étaient le fruit d'un savoir-faire maritime approfondi, acquis dès son plus jeune âge au cours de nombreuses régates et tempêtes, et de sa connaissance quasi encyclopédique de la construction navale mondiale. "De la flèche polynésienne au dragueur de sable américain, Éric connaissait de nombreuses constructions en détail. Il collectionnait les magazines de voile, copiait des livres, archivait... Jusqu'à ce qu'un jour, il sorte de ce grand tas exactement ce qui lui semblait adapté à la solution de son problème du moment", raconte Gérard Petipas, d'abord navigateur à partir de 1967, puis partenaire commercial et ami proche pendant toute sa vie. "Il était plus un combinateur de génie qu'un inventeur à proprement parler".
Mais pour Tabarly, un bateau parfaitement équipé ne suffit pas à garantir la victoire. "Sur une telle régate (offshore en solitaire, ndlr), la performance physique est une condition sine qua non", écrit-il dans ses mémoires. De par sa formation, ce Breton massif au physique de gymnaste a déjà des atouts. De plus, à l'armée, il profite des nombreuses occasions de faire du sport comme un obsédé : le 400 mètres et la musculation deviennent ses activités favorites.
Et il s'endurcit à l'extrême. "Quand nous sortions tard le soir, fin novembre, au large de Quiberon et de Belle-Ile, j'avais déjà généralement mis une veste par-dessus mon deuxième pull. Éric, lui, se tenait comme un bloc de granit dans son pull à rayures annelées", raconte son ami d'enfance Michel Vanek. Et Jean Michel Barrault, l'un des journalistes de yachting les plus connus de France, décrit comment il a trouvé Tabarly devant un restaurant en bord de mer pendant l'hiver 1963/64, par temps de gel, simplement vêtu d'une chemise et d'une veste légère : "Il ne l'a pas dit, mais je savais qu'il s'entraînait déjà ici pour le froid glacial qui l'attendait au large de Terre-Neuve".
Le 19 juin 1964, ce Français de 34 ans, jusqu'alors totalement inconnu sur la scène internationale, étonne alors le monde de la voile. Son "Pen Duick II" franchit la ligne d'arrivée devant Newport avec trois jours d'avance sur le "Gipsy Moth" de Chichester et remporte la deuxième édition de la Transat.
Certains s'en doutaient, comme le capitaine de vaisseau DeKerviler qui, dès le départ de Plymouth, avait été stupéfait par la "facilité de jeu" avec laquelle Tabarly maîtrisait son bateau avec un spi de 80 mètres carrés. DeKerviler, en tant que chef de la section sportive de la marine, lui avait auparavant évité d'être muté en Tunisie et lui avait accordé un poste à Lorient.
La France est à l'envers. Il y a enfin un compatriote qui a montré aux Anglais ce qu'était la voile hauturière. Grâce à sa victoire, Tabarly n'a plus que des dettes à payer en plus de sa nouvelle gloire, mais il est comme contaminé, il prend goût à sa "double vie" d'officier de marine et de navigateur de course. C'est alors que débute ce qui sera peut-être sa période de création la plus productive.
Inlassablement à la recherche de nouveaux concepts de course, il réalise à un rythme effréné, entre 1967 et 1969, trois nouveaux bateaux qui marqueront l'histoire de la plaisance en France. "C'est surtout avec le trimaran 'Pen Duick IV' qu'il a présenté au monde de la voile quelque chose de totalement nouveau en 1968", raconte Victor Tonnerre.
On dit que Tabarly a eu l'idée d'un trimaran dès 1966. Il aurait été le premier à comprendre que l'avenir sur l'eau appartenait aux bateaux qui conservent leur stabilité grâce à leur largeur et non à leur lestage, écrit la presse nautique française. "Nous avons également essayé la chaussette de spi, peut-être son invention la plus connue, sur le Pen Duick IV. Car Éric savait qu'il devait se déplacer sur ce bateau seul en mer de manière très différente que sur un monocoque", explique Tonnerre, qui était présent dès le début lorsque Tabarly expérimentait avec des anneaux métalliques et de la soie de ballon pour bricoler quelque chose qui permettait de poser ou de récupérer son spi de manière contrôlée depuis le cockpit. Aujourd'hui, cela aussi va de soi.
Au départ de la troisième Transat en 1968, le tricéphale en aluminium de Tabarly, surnommé par la concurrence "Sea Spider", l'araignée de mer, a certes l'air audacieux, mais il échoue dès le début lorsqu'il entre en collision avec un cargo dans la Manche en raison d'une erreur de pilotage. "C'est étrange", dit Victor Tonnerre. "Certes, le 'PD IV' est toujours cité comme une étape importante, mais sur le plan sportif, il n'a pas eu de succès au début, contrairement à son prédécesseur, le 'Pen Duick III'".
Tonnerre était à l'époque responsable de l'énorme génois coupé haut et de la grand-voile lattée de la goélette de 17,45 mètres, également en aluminium, achevée en mai 1967. Avec ce deux-mâts, qui est le premier de ses bateaux à répondre à une formule de jauge internationale (RORC), Tabarly domine à sa guise le circuit mondial des régates dans les années qui suivent. Pas seul, mais avec un équipage. "La façon dont les Australiens nous ont félicités après la Sydney-Hobart nous a rendus incroyablement fiers, car ces garçons jouissaient alors d'un statut presque mythique dans le milieu de la voile", se souvient Michel Vanek, qui faisait partie des huit membres de l'équipage régulier au début de l'année 1968.
Toute sa vie, Tabarly s'est efforcé d'initier les enfants et les jeunes à la magie de la voile, comme son père l'avait fait avec lui. Son neveu Charles Vieillard-Baron, par exemple, a pu naviguer dès l'âge de huit ans et a vécu en 1981/82 la Whitbread, l'actuelle Volvo Ocean Race, sur le Pen Duick VI rebaptisé "Euromarché".
C'était un grand mentor. Certains de ses éléves sont ensuite entrés dans l'histoire de leur sport sous le nom de "génération Tabarly". "Éric n'a jamais appris à naviguer à personne, mais il a marqué toute une génération de navigateurs", déclare Olivier de Kersauson, l'un des plus célèbres compagnons de route de Tabarly avec Loïck Peyron, Titouan Lamazou, Jean LeCam et Marc Pajot.
En 1969, le skipper, affectueusement baptisé "Pépé" par son équipage, prend une nouvelle pause et remporte en solitaire la régate Los Angeles-Tokyo dans le Pacifique avec le sloop de 35 pieds "Pen Duick V", également construit à Lorient, notamment contre l'Allemand Klaus Hehner sur son "Tina". Ce bateau "léger comme une plume", selon Tabarly, embarque pour la première fois deux ballasts d'eau de 500 litres chacun et anticipe de 25 ans, avec sa coque ultra-plate, le développement des monos Open-60 qui suivront plus tard - le prochain acte de pionnier.
Mais Tabarly, qui navigue avec les trois bateaux entre 1969 et 1972, ne réussit pas tous ses projets. De nouveaux projets menacent d'échouer en raison du manque chronique d'argent, malgré tous les succès sportifs. C'est presque involontairement qu'il devient, avec Gérard Petipas, l'inventeur du sponsoring de yachts, lorsque, toujours à la recherche de moyens pour construire des bateaux de course toujours plus chers, il commence à un moment donné à commercialiser son nom et à faire promouvoir les bateaux par leurs bailleurs de fonds. Avec ce nouvel argent, il construit en 1973 son plus grand bateau à ce jour, le Pen Duick VI, un deux-mâts de 22,25 mètres de long.
Avec ce premier maxi français, les séries de victoires éclatantes côtoient les défaites amères. Démâché deux fois lors de la première Whitbread Round the World Race en 1973, avant Rio et Sydney, Tabarly doit abandonner. Pour un homme de sa mentalité, c'est presque insupportable. Mais sur le même bateau, trois ans plus tard, il entre définitivement dans la légende. De nouveau en solitaire, à nouveau lors d'une transat, Tabarly, entre-temps porté disparu, avec une radio défectueuse, une autoguidage défaillant et trois nuits sans sommeil, émerge du brouillard au large de Newport le 29 juin 1976 - en vainqueur ! Des centaines de milliers de personnes le fêtent à son retour lors du cortège de voitures sur les Champs-Elysées.
Au cours de la décennie suivante, il établit certes un fantastique record transatlantique en dix jours et cinq heures en 1980 avec le "Paul Ricard", mais trop souvent, les succès sportifs ne sont pas au rendez-vous, que ce soit avec ce trimaran à aile (plus tard "Côte d'Or II") ou avec le trimaran Orma "Bottin Entreprise" - problèmes techniques, chavirages, on en veut au plus célèbre des marins vivants. Même sur des monocoques comme "La Poste" (1994), les grandes victoires lui échappent. Sur le plan de la navigation, l'étoile de Tabarly semble sur le déclin, mais en octobre 1997, il fait une fois de plus mentir toutes les critiques. A 66 ans, il remporte avec Yves Parlier la Transat en double du Havre à Carthagène en Colombie.
C'est sans doute pour cette raison que toute la France de la voile se réjouit en juin 1998 lorsque "Pépé" invite à une grande fête en Bretagne pour le centième anniversaire de son "Pen Duick" originel. Des yachts viennent de toute l'Europe dans la baie de Bénodet. C'est là que Tabarly possède une vieille ferme bretonne dans laquelle il vit avec sa femme Jacqueline et sa fille Marie depuis le début des années 90. Peu après la fête, il part pour Fairlie, en Écosse, afin de fêter à nouveau son yacht, cette fois-ci en compagnie d'autres propriétaires de Fife, lors de la Celebration Week locale.
Il n'est jamais arrivé à destination. La mer l'a rattrapé bien trop tôt, comme le dit Charles Vieillard-Baron. "Éric était enfin arrivé à un point où la recherche d'argent n'était plus une priorité. Il avait encore tant de choses à faire. L'un de ses plus grands souhaits était d'offrir à des jeunes la possibilité de profiter de son expérience sur ses bateaux restaurés".
Avec le musée et l'utilisation de ses yachts originaux comme bateaux-écoles, d'autres ont réalisé ces projets pour lui. Tabarly, ses idées et ses idéaux resteront inoubliables.