Jochen Rieker
· 27.03.2024
Si l'on considère l'affaire Escoffier avec le recul, dans tous ses rebondissements et ses contradictions, toutes ses affirmations et contre-affirmations, une question reste sans réponse : celle du pourquoi. Il n'y a peut-être pas de réponse plausible à cette question, car la succession s'est faite plus par hasard, poussée par l'urgence, le zèle, l'esprit du temps et les chambres d'écho des médias, et pas seulement des médias sociaux.
C'est pourquoi nous clôturons cette série de trois articles sur cette affaire de "me-too" la plus en vue à ce jour dans le monde de la voile internationale en nous penchant sur ce qui peut être décrit concrètement : les conséquences et les implications. Elles sont graves et de grande portée.
Pour Kevin Escoffier, le prévenu, dont toutes les sanctions ont dû être annulées par la Fédération française de voile en raison de graves erreurs de procédure, c'était la chute la plus basse possible.
La simple accusation, non prouvée à ce jour, d'une employée des relations publiques de son sponsor, selon laquelle il l'aurait harcelée dans un bar de Newport à la mi-mai, a suffi à détruire sa carrière d'ingénieur et de skipper, jusque-là exceptionnelle, et ce en l'espace de quelques semaines, bien avant que les premiers témoins ne soient entendus ou que le rapport d'enquête de la commission de discipline de la FFVoile ne soit présenté. A une époque où il aurait dû bénéficier, comme tout un chacun, de la présomption d'innocence.
Escoffier s'est retrouvé au chômage du jour au lendemain. Son sponsor Holcim - PRB a immédiatement cessé tout paiement en sa faveur ; plus tard, le groupe suisse de matériaux de construction a même poursuivi le skipper d'exception en justice pour obtenir des dommages et intérêts en raison du préjudice subi en termes d'image. Le Français a dû licencier et indemniser tous les membres de l'équipe qui étaient employés par son entreprise. Il a même dû payer le gréement de remplacement qu'il avait fait expédier à Newport après le démâtage de la quatrième étape de l'Ocean Race.
"Contrairement à d'autres sports, aucun athlète ni aucune équipe de voile ne peut pratiquer son sport sans un sponsor, tant le financement de la course au large est crucial.
Ce système place inévitablement le skipper sous la dépendance économique du sponsor, mais pas seulement : il est clair qu'en plus des finances, la carrière sportive et professionnelle du skipper est de facto sous le joug du sponsor : pas de sponsor, pas de bateau, pas d'équipe, pas de courses. Tout peut s'arrêter d'un jour à l'autre. C'est exactement ce qui est arrivé à Kévin Escoffier.
Lorsqu'il a été accusé d'agression sexuelle, le sponsor l'a très vite évincé et a mis fin au contrat de sponsoring afin de préserver au maximum son image. Peu importe les contestations de Kévin Escoffier, peu importe la présomption d'innocence, peu importe les conséquences personnelles pour le skipper, seuls comptaient les enjeux financiers et la médiatisation.
Non seulement Kevin Escoffier a tout perdu, contrat, revenus, carrière..., mais le sponsor l'a laissé considérablement endetté et refuse d'honorer ses engagements. Rappelons que lors de la quatrième étape entre Itajaí (Brésil) et Newport (États-Unis), l'Imoca a été victime d'un accident de la route. 'Holcim PRB' en tant que leader du classement général Mastbruch.
Sur ordre du sponsor, Kévin Escoffier et sa société Esco Voile avaient organisé en toute hâte un gréement de remplacement et payé à l'avance tous les frais y afférents. Holcim PRB refuse à ce jour de rembourser ces frais, laissant Kévin Escoffier endetté à hauteur de plus de 800.000 euros. Il s'agit d'une situation particulièrement problématique, d'autant plus lorsque les athlètes n'ont aucun contrôle sur les conditions de leur partenariat et n'ont pas pu - là encore en raison de leur dépendance vis-à-vis du sponsor - négocier correctement leurs contrats".
Pour pouvoir honorer ses créances, Escoffier a vendu sa maison. Il a dû emprunter à ses parents l'argent nécessaire pour payer son avocate. Car il ne trouva bientôt plus de travail dans le milieu français de la course au large, dont il est l'un des actifs les plus compétents et les plus performants.
C'était comme si j'avais perdu tout droit à l'existence".
C'est ce qu'a déclaré Escoffier lors d'un entretien avec YACHT l'automne dernier. Dans un entretien avec "Le Monde", il a décrit sa situation en ces termes : "C'est fini, je ne trouverai plus de travail dans la course au large, même si mon innocence est reconnue".
Il y a un instant, il était le sur-skipper de The Ocean Race, un participant acclamé à la Vendée, le seul marin à détenir les records actuels de 24 heures, aussi bien pour les monocoques que pour les multicoques, et puis : terminus Me-too.
Ce qui serait inévitable pour un délinquant reconnu coupable et condamné a été vécu par l'homme de 44 ans de Larmor Plage à peine le président de l'association des plaisanciers avait-il annoncé des investigations dans l'affaire : la peine maximale bien avant l'ouverture de la procédure.
Les médias ont également leur part de responsabilité dans cette évolution. En raison de la célébrité de l'accusé et parce que les violences sexuelles sont devenues un sujet permanent hautement émotionnel ces dernières années, l'affaire a connu un scandale précoce.
Des rumeurs et des calomnies ont été présentées en partie comme des faits, des déclarations sous serment ont été reprises sans être remises en question et présentées comme un faisceau d'indices. Les blogueurs, y compris ceux d'ici, ont renforcé la portée de telles publications en les reprenant sans réfléchir.
Un article du "Canard Enchainé" est particulièrement intéressant à cet égard. En effet, le magazine satirique, comparable au "Titanic" allemand, y dresse pour la première fois le 14 juin, onze jours seulement après la démission de Kevin Escoffier de son poste de skipper PRB d'Holcim, le portrait d'un tueur en série.
Les accusations exprimées, soulevées sous couvert d'anonymat, mettent Escoffier encore plus sur la défensive. Trois femmes et un homme l'accusent de nouvelles agressions. En France, la publication fait des vagues, mais pas seulement. Le quotidien "Ouest France" parle d'une "bombe" et qualifie les accusations d'"accablantes".
Le rapport cite les propos de l'une d'entre elles : "Je n'avais pas conscience que d'autres pouvaient également avoir été victimes de harcèlement sexuel, voire d'agression. Par solidarité avec les victimes et pour que le comportement des hommes dans ce sport change, j'ai décidé d'apporter mon témoignage".
Ce que personne ne sait à ce moment-là, c'est que les déclarations sont en partie abrégées et omettent délibérément des aspects importants. Les citations, tout comme l'ensemble du rapport, sont rédigées dans une diction qui suit une perspective claire entre bourreau et victime.
Et c'est précisément sur ces accusations, ainsi que sur le prétendu incident de Newport, que la fédération de voile s'est ensuite appuyée pour justifier ses sanctions - bien qu'aucune d'entre elles ne puisse être prouvée de manière indubitable, deux étant même contredites par des témoignages.
L'association était sans aucun doute consciente que les faits étaient en réalité extrêmement minces. Malgré la chasse médiatique, aucun autre témoin n'a été trouvé à ce jour. A l'automne, la FFVoile a créé une adresse en ligne spécialement dédiée au signalement des violences sexuelles dans le milieu de la voile. Là encore, aucun élément nouveau n'est apparu dans l'affaire Escoffier.
Et une nouvelle tentative de corroborer les accusations a suivi. Un certain nombre d'actifs et de managers, dont Holly Cova, directrice de l'équipe Malizia de Boris Herrmann, ont formulé en septembre une lettre ouverte contre la prétendue "omerta" qui pèserait sur de tels actes parce que les victimes dans le milieu de la voile n'osent pas dénoncer les incidents.
L'action se référait explicitement à "l'affaire Escoffier" comme exemple. La commission disciplinaire n'a toutefois publié son rapport qu'un mois plus tard ; il manquait donc à ce moment-là toute preuve juridiquement valable qu'une agression avait eu lieu à Newport ; et comme il est clair depuis, elle fait toujours défaut aujourd'hui. Ce n'est qu'une autre des innombrables condamnations préalables.
Cette instrumentalisation n'a jamais frappé aussi durement que Kevin Escoffier. Mais son cas s'étend à d'autres domaines de la course au large. Il y a eu une véritable formation de camps qui a traversé des équipes entières.
De nombreux skippers, techniciens et préparateurs de renom n'ont pas voulu s'exprimer sous leur nom complet sur les événements - par crainte pour leur carrière et par peur d'être récupérés par les médias. Ceux qui l'ont fait et qui ont fait des déclarations à décharge en faveur d'Escoffier ont dû s'attendre à des représailles au sein de leur propre équipe de voile - et ce précisément dans un sport qui s'était jusqu'à présent toujours senti tenu de respecter la camaraderie et l'entraide.
Il faut dire que quelque chose s'est brisé dans ce conflit, quelque chose qui se fissurait depuis longtemps. Au sens strict, il s'agit de deux évolutions qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre et qui ont pourtant culminé ensemble.
D'une part, il y a le sport, encore majoritairement masculin, qui a toujours eu du mal à s'adapter aux évolutions de la société, qui a longtemps tenu les femmes à l'écart des clubs, ou du moins des niveaux de fonction, et dont les tables de club sont encore aujourd'hui le théâtre de joutes qui, ailleurs, susciteraient tout au plus la perplexité.
Dans cet écosystème loin de la wokeness, ce sont aujourd'hui, heureusement, des femmes qui tiennent la barre, qui exigent le respect, l'égalité et la certitude que personne ne les tripote ou ne les harcèle de zizanies ou pire encore. C'est leur droit et une évidence. Mais aussi dynamique que soit le milieu de la voile, les femmes se heurtent toujours à des propos et des gestes d'avant-hier. C'est aussi pour cette raison que la lutte contre les agressions est parfois menée avec tant de véhémence, avec un zèle presque religieux.
L'autre évolution, indépendante de la première, est la professionnalisation et la commercialisation progressives du sport. En France notamment, et plus particulièrement dans la catégorie Imoca en plein essor depuis deux décennies, des sommes colossales sont désormais déplacées. Des budgets annuels de cinq à huit millions sont aujourd'hui monnaie courante dans les meilleures équipes. La lutte pour les sponsors, les talents, les budgets, les constructeurs, les places de construction et de départ s'est intensifiée.
Ce qui était autrefois une bande de fous partageant les mêmes idées travaille désormais avec des outils de planification issus de l'industrie et sous une pression de résultats et d'attentes qui s'est immensément accrue. Ce n'est pas un hasard si, dernièrement, une indiscrétion en a chassé une autre. Ce fut le cas dans l'"affaire Cremer", lorsque l'écurie Banque Populaire a voulu évincer sa skipper. C'était le cas de l'"affaire Escoffier", sur laquelle la fédération, les collègues, les médias et le sponsor se sont acharnés.
Il n'est peut-être pas étonnant que l'homme de 44 ans ait été si durement touché. Il était la victime idéale d'un scandale "me too" : un homme au sommet de sa carrière, admiré par des millions, envié par beaucoup ; expérimenté, déterminé, concentré, intelligent et, de surcroît, extrêmement divertissant. Il a même surmonté le démâtage dans l'Atlantique Sud lors de l'étape de l'Ocean Race entre Itajai et Newport dans une action de commandement exemplaire.
Mais il a un talon d'Achille. Tout le monde le sait dans son entourage proche, et il ne tourne pas autour du pot : "J'ai un faible pour la drague". Cela lui a coûté deux mariages, le dernier suite à la polémique publique sur les accusations de l'année dernière.
En comparaison, il est facile de déclarer qu'un womanizer est un lourdaud et de lui dénier tout respect pour les femmes. Mais il existe une ligne de démarcation claire. Dans le cas d'Escoffier, elle s'estompe jusqu'à devenir méconnaissable, car en tant que dragueur, il était d'emblée entaché d'une tache morale, d'autant plus dans un monde qui vit certes plus librement, mais qui fixe en même temps des limites de tolérance plus étroites.
Cette disposition n'aurait certes jamais dû conduire à le mettre trop vite dans le même panier que les délinquants sexuels. Car la présomption d'innocence vaut jusqu'à preuve du contraire pour chacun, indépendamment de sa liberté de mouvement en matière de relations.
Son ex-femme, Sabrina Millien, qui s'est séparée de lui l'été dernier, ne l'a pas reconnu dans l'image déformée donnée par les médias. C'est pourquoi elle n'a pas hésité un seul instant à lui venir en aide pour reconstituer le déroulement des faits après le prétendu incident au bar Fastnet de Newport.
Dans une déclaration, elle a pris sa défense, le décrivant comme un homme de famille fiable et respectueux - un fait remarquable si l'on considère qu'elle avait mis fin à sa relation avec lui. Mais elle peut séparer l'un de l'autre. Il méritait qu'elle se sépare de lui, dit-elle, car il en porte la responsabilité, "mais pas pour ce qui lui a été publiquement reproché".