"Recluta"Germán Frers a construit une structure de plus de 70 ans en hommage à son père

Jochen Rieker

 · 07.07.2024

Germán Frers a fait construire le yacht conçu par son père. Lors des régates, il emmène ses enfants et petits-enfants dans l'équipage.
Photo : YCC/Studio Borlenghi
Le ketch de 67 pieds "Recluta" a été conçu sur papier dès 1943, mais la construction de Germán Frers Sr. n'a fait ses débuts qu'à l'automne 2021. L'histoire d'un bateau longtemps inachevé

Il n'est pas facile de se faire remarquer fin septembre dans le vieux port de Saint-Tropez avec un yacht classique. Car en face du "Café de Paris", le soir, pendant la régate culte "Les Voiles", tout ce qui compte dans le milieu s'aligne : les "Moonbeam of Fife"Les huit et les douze historiques se perdent presque dans ce musée en plein air des débuts de la construction de yachts. Mais un bateau, le plus jeune de tous, a fait l'objet de petites processions sur les quais l'automne dernier : "Recluta".

Les équipages des concurrents s'arrêtent devant elle avec autant de dévotion que les badauds et les shiplovers, venus parfois de très loin. Et ce pour une bonne raison. Le ketch de 20 mètres, qui ne mesure que 14 mètres à la ligne de flottaison, est considéré comme une rareté absolue, même dans ces milieux. L'élan sans faille avec lequel la coque recouverte de bois de cèdre se transforme en miroir en forme de cœur. Les mâts effilés vers le haut avec leurs ferrures finement forgées. Les lattes de teck posées tout droit, qui font paraître le pont de ce bateau déjà imposant encore plus grand, encore plus long. Les superstructures plates. La peinture uniforme. Tout sur ce yacht respire l'esprit d'exception. Même les ventilateurs de dorade surdimensionnés et la roue de gouvernail en acier inoxydable trop profane dans le cockpit arrière, même les maxi-affichages, les colonnes de grinders et les arrimages en dyneema ne diminuent pas l'authenticité de cette œuvre d'art totale. "Recluta", quel que soit l'angle sous lequel on le regarde, quel que soit l'équipage qui se trouve à proximité, est un bateau à tomber par terre.

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Et pourtant, ce n'est pas seulement l'esthétique pure qui la distingue. Ce n'est pas non plus l'état quasi-neuf de ce classique. Ce n'est pas non plus le nom de son propriétaire ou le fait qu'il se classe premier de sa classe le deuxième jour de la régate et troisième à la fin de la semaine. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'il ait fallu presque huit décennies pour arriver à ce moment.

L'histoire de la "Recluta" est liée à celle de la famille Frers

L'histoire de la "Recluta" remonte encore plus loin, à 120 ans en tout, et elle est pleine de rebondissements parfois tragiques, parfois tristes. Mais c'est surtout une parabole de la passion qui unit les navigateurs, les constructeurs de yachts et les concepteurs. Un événement qui, si l'on ne savait pas qu'il s'est réellement produit, ne pourrait pas être vrai. Et bien sûr, et surtout, c'est l'histoire de la fabuleuse famille Frers.

L'homme à qui appartient le ketch, celui qui l'a fait construire, porte ce nom. Ce n'est autre que Germán (prononcé : xer'man) Frers, qui dessine depuis des décennies chaque Hallberg-Rassy et presque chaque Swan. Sa fille Zelmira, qui a suivi la construction avec son appareil photo et son carnet de notes, s'appelle ainsi, tout comme son frère Mani, qui fait partie de l'équipage familial à Saint-Tropez, avec son fils.

Bien entendu, le constructeur de "Reclutas" répond également à ce nom : Germán Frers, que l'on appelle encore aujourd'hui affectueusement "Papa" ou, plus respectueusement, "Don Germán". Lui, le senior, a commencé à développer des yachts dès 1925, avec un succès considérable. Comme beaucoup de grands constructeurs de bateaux, il était avant tout un navigateur, puis un autodidacte. Il a certes étudié l'ingénierie pendant quelques semestres, mais n'attachait aucune importance à l'obtention d'un diplôme. "Il se considérait plus comme un dessinateur, un artiste que comme un ingénieur", explique son fils Germán dans un entretien avec YACHT.

Le petit dernier n'a pas encore un an lorsqu'une avarie lourde de conséquences se produit en février 1942 lors de la régate South Atlantic Ocean entre Buenos Aires et Mar al Plata. La deuxième nuit après le départ, l'Argentin Charlie Badaracco vire de bord trop tard et se retrouve bloqué sur le plat devant Cabo San Antonio avec son ketch "Recluta" construit en 1901 par Camper & Nicholsons. Le skipper et l'équipage parviennent certes à se dégager, mais dans l'agitation de la manœuvre, un membre de l'équipage passe par-dessus bord.

Avec ses 67 pieds, le nouveau "Recluta" aurait été le plus grand yacht privé jamais construit en Argentine.

Pour tenter de le sauver, les autres doivent faire demi-tour et se diriger à nouveau vers le plat. Ils parviennent à récupérer leur camarade, mais s'échouent une deuxième fois - et cette fois, il n'y a pas d'échappatoire. Alors que l'équipage parvient à se sauver à terre, "Recluta" est poussé par le vent, la marée et le ressac de plus en plus haut sur la plage. Toutes les tentatives pour le récupérer dans les jours qui suivent échouent. Ce qui aurait pu être sa fin, peu glorieuse de surcroît, devait en fait être un nouveau départ. En effet, il ne faut pas longtemps pour que Charlie Badaracco décide de commander un nouveau ketch, inspiré des lignes de l'ancien. Entre 1943 et 1944, Germán Frers, le senior, dessine pour lui pas moins de 25 plans, dont des croquis colorés à l'aquarelle, qui seront accrochés aux murs de son studio jusque dans les années 70 et conservés jusqu'à aujourd'hui dans les archives de l'entreprise.

Avec ses 67 pieds, le nouveau "Recluta" deviendrait le plus grand yacht privé jamais construit en Argentine - la fierté de toute une nation et le fleuron de son constructeur, très respecté dans le pays mais encore peu connu à l'international. Le magazine "Yachting Argentino" a consacré plusieurs pages au projet. Puis, dans le chaos de la guerre mondiale et la pénurie de matières premières qui en résulte, "Recluta" s'échoue à nouveau, même si cette fois-ci ce n'est qu'au sens figuré. En raison du manque de plomb, de cuivre et de bronze, la construction déjà entamée doit être sans cesse repoussée, jusqu'à ce qu'elle soit complètement abandonnée.

Pendant 70 ans, le bateau n'existe plus que sur papier, dans le tiroir d'une armoire d'archives en bois - et dans la mémoire de Frers. "De si belles lignes", entend son fils dire le vieux, alors que celui-ci regarde une fois de plus les plans dans son bureau. "Quel dommage qu'elle n'ait jamais été construite".

Il y a le désir de Germain d'avoir un yacht pour naviguer avec sa famille et ses amis.

Ce sont sans doute ces moments qui ont poussé le "junior", âgé de 81 ans, à achever l'œuvre de son père. Le hasard a sans doute aussi joué un rôle, si l'on ne peut pas parler de providence. Quoi qu'il en soit, tout se met en place lorsque le projet "Recluta" reprend discrètement son cours en 2016. Il y a le hangar que Germán Frers a offert à son association, le Yacht Club Argentino San Fernando, à 20 minutes de chez lui. Il est actuellement vide. Il y a Tito Szyjka, 84 ans, menuisier de talent et ami qui construit des bateaux pour les Frers depuis les années soixante. Lui et ses deux petits-enfants, ainsi qu'une poignée d'autres artisans compétents, se trouvent justement sans commandes.

Il y a le désir de Germán d'avoir un yacht sur lequel il puisse naviguer avec sa famille et ses amis, un yacht aux lignes douces et harmonieuses et aux mouvements souples dans la mer. Un bateau adapté à l'âge, si l'on veut. Et puis il y a un autre motif, beaucoup moins facile à saisir, et pourtant non moins déterminant dans la décision de construire "Recluta". Quelque chose qui a motivé Germán Frers tout au long de sa carrière : "rendre compréhensible ce que mon père a construit très tôt en Argentine, si loin des centres traditionnels de construction de yachts".

A partir du moment où il numérise les anciennes fissures et fait revivre "Recluta" en 3D sur ordinateur, la nouvelle construction va le solliciter et le captiver pendant cinq ans. Bientôt, tous les jours, il se présente dans le hall pour parler avec Tito et les autres des travaux, des détails, du calendrier, parfois aussi de ceci ou de cela.

Bien que "Recluta" soit censé être un hommage à son père, il ne s'agit pas d'une réplique originale.

Il est là, cette icône de constructeur, de grande taille, dépassant son contremaître de plus de la tête, les manches de sa chemise le plus souvent retroussées, les gestes fermes, le regard déterminé, parfois aristocratique et sévère. Un homme qui, à la barre d'un maxi de 120 pieds de Nautor, passerait également pour un propriétaire, et pas seulement pour un "ingénieur". Et pourtant, Zelmira, sa fille, le vit "comme un petit garçon qui oublie le temps dans son endroit préféré".

Bien que le bateau qui sera mis sur cale soit censé être un hommage à son père, il ne s'agira pas d'une réplique originale. Les anciens plans étaient déjà une réplique, une évolution du ketch original de Camper & Nicholsons. Le fils s'autorise donc "quelques libertés", comme il l'explique à YACHT. Le cockpit pour le barreur est plus large, les écoutilles plus grandes, la cabine et la descente plus longues. Il choisit également d'autres voies sur le plan de la technique et de la structure.

Ainsi, il ne fait pas fabriquer la quille, les membrures et les étambots dans la masse, mais les colle dans des formes fraisées en 3D à partir de baguettes. Pour le bois, il utilise du viraró local, pratiquement inconnu dans notre pays, mais qui constitue un excellent choix en raison de sa densité élevée et de sa résistance à la pourriture. La coque est recouverte de cèdre. Frers fait construire le pont en deux couches : Une couche de contreplaqué est d'abord posée sur les poutres du pont ; elle est préfabriquée et posée sur la coque par une grue mobile. Ensuite, le pont en teck est constitué de lattes de la largeur d'une main, posées de manière classique, latte par latte.

Le constructeur suit également sa propre voie pour la construction du mât. Il charge une collègue allemande, Juliane Hempel, de concevoir le gréement. Les mâts en bois qu'elle dessine dans le plus fin des spruces de Sitka sont considérés comme inégalés dans le milieu. Elle obtient le contrat en 2018 à Saint-Tropez, alors qu'elle discute des détails avec Germán Frers le soir au café. Pour Hempel, c'est "une consécration", comme elle le dit ; cela l'a "beaucoup touchée" de travailler pour un si grand designer de yachts. "Et en plus, c'est quelqu'un de tellement génial !"

Le père de Germán Frers, l'architecte de la "Recluta", aurait été fier

Là où "Recluta" s'écarte le plus de l'original, cela restera invisible pour la plupart des admirateurs. Il s'agit de l'aménagement, qui est de toute façon le domaine où la marge d'interprétation est la plus grande sur la scène des classiques. Afin de pouvoir utiliser le bateau pour de longues croisières de vacances, Frers prévoit une hauteur debout plus importante et un agencement de la cabine plus utilisable. Certes, il ne peut pas supprimer l'étroitesse typique des yachts modernes. Mais il crée un environnement confortable et élégant pour quatre à six hôtes. Il a même prévu une couchette double à l'arrière, comme c'est le cas aujourd'hui sur les bateaux de croisière.

Pour ne pas être trop lourdes, les cloisons et les portes sont en kiri collé en forme, un bois particulièrement léger, régulier et coûteux. Il est plaqué en châtaignier clair, un choix rare et élégant. Avec ses poutres de pont blanches, ses coussins blancs et la lumière naturelle qui passe à travers les lucarnes, le bateau est convivial, sans aucune noirceur. Charlie Badaracco, qui l'avait autrefois commandé, aurait sans doute été très fier de le voir. Le père de Germán Frers, l'architecte, aussi, sans aucun doute.

Et le junior qui a finalement mis tout cela en œuvre ? Qui n'a pas commandé un Hallberg- Rassy 57 ou un Swan 65, mais qui a réalisé "Recluta" - que pense-t-il du ketch, de ce projet intergénérationnel ? Comment cela a-t-il été pour lui de redécouvrir les traces de son père ? "C'était passionnant de voir son écriture et ses calculs sur les plans. Construire à nouveau ce qu'il avait dessiné. C'est une source de grande satisfaction. Une façon d'être proche de lui. " A la barre à Saint-Tropez, entouré de ses amis et de sa famille, on pouvait parfois lire derrière sa concentration une expression de profonde plénitude.

Dès le transfert de Minorque à Antibes, il a appris à aimer "Recluta", dit Frers, qui a dessiné des centaines de yachts. "Qui sait, je le garderai peut-être pour toujours".

Caractéristiques techniques de la "Recluta

 | dessin : Frers | dessin : Frers
  • Constructeur : Germán Frers Sr.
  • Longueur de la coque : 20,34 m
  • Longueur de la ligne de flottaison : 14,61 m
  • largeur : 4,56 m
  • Tirant d'eau (dérive de quille o./u.) : 2,36/4,80 m
  • Vitesse théorique du fuselage : 9,3 kn
  • Poids (vide/clair de voile) : 33,0/36,4 t
  • Hauteur du mât au-dessus du niveau de la mer : 25,30/16,70 m
  • Grand-voile/Besan : 73,5/30,4 m2
  • Gênes 3 (97 %) : 71,2 m2
  • Taux de port de la voile (TPV) : 4,1

Le livre du bateau

yacht/buch-the-story-behind-recluta-jriimg-0810-1_1ad8bb9be0e7d3607db77254a135f99ePhoto : YACHT/J. Rieker

La création de "Reclutas", du plan au yacht prêt à naviguer, a duré une petite éternité. Zelmira Frers a suivi la construction pendant quatre ans et a publié un magnifique livre à ce sujet. Il s'agit d'une petite œuvre d'art en soi, tant sur le plan artisanal que sur celui du contenu, car il transmet à plusieurs niveaux la fascination qui a fait de son grand-père et de son père des constructeurs de yachts. A voir et à lire absolument !

258 pages, reliure en toile, 75 euros, achat direct : thestorybehindrecluta.com

L'article est paru pour la première fois dans YACHT 05/2022 et a été mis à jour pour la version en ligne.

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